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ToggleLa procédure civile française organise l’extinction des instances judiciaires qui demeurent inactives pendant un temps prolongé. Ce mécanisme, connu sous le nom d’abandon d’instance pour défaut de diligences, constitue un outil de régulation du contentieux permettant d’éviter l’encombrement des juridictions par des affaires laissées en suspens. Codifié aux articles 386 à 393 du Code de procédure civile, ce dispositif sanctionne l’inertie procédurale des parties tout en préservant leur droit d’action. Face à la multiplication des contentieux et à l’engorgement chronique des tribunaux, cette modalité d’extinction de l’instance revêt une importance capitale dans la gestion du flux judiciaire. Son application soulève néanmoins des questions juridiques complexes concernant tant ses conditions de mise en œuvre que ses conséquences sur les droits substantiels des justiciables.
Fondements et nature juridique de l’abandon d’instance
L’abandon d’instance pour défaut de diligences trouve son assise juridique dans les dispositions du Code de procédure civile, principalement à l’article 386 qui dispose que « l’instance s’éteint à titre principal par l’effet de la péremption, du désistement d’instance ou de la caducité de la citation ». Parmi ces modes d’extinction, la péremption d’instance constitue la manifestation la plus caractéristique de l’abandon pour défaut de diligences.
La péremption se définit comme la sanction procédurale frappant l’inaction prolongée des parties. L’article 386 du Code de procédure civile précise que « l’instance est périmée lorsqu’aucune des parties n’accomplit de diligences pendant deux ans ». Ce délai biennal marque la frontière entre une simple mise en sommeil temporaire de la procédure et son abandon effectif aux yeux de la loi.
À la différence du désistement d’instance qui résulte d’un acte volontaire et explicite, l’abandon pour défaut de diligences se caractérise par son aspect tacite, déduit du comportement passif des parties. Cette distinction fondamentale influe sur le régime juridique applicable, notamment en matière de formalisme et de conséquences.
La jurisprudence de la Cour de cassation a progressivement précisé la nature juridique de ce mécanisme. Dans un arrêt du 11 janvier 2006, la deuxième chambre civile a affirmé que « la péremption d’instance est d’ordre public et ne peut faire l’objet d’une renonciation anticipée ». Cette qualification révèle la double dimension de l’institution: protectrice des intérêts privés des justiciables et garante de l’intérêt général par la bonne administration de la justice.
L’abandon d’instance s’inscrit dans une logique d’économie procédurale visant à éviter l’encombrement des juridictions par des procédures dormantes. Il traduit l’idée que le procès civil, dominé par le principe dispositif, demeure l’affaire des parties qui doivent manifester un intérêt constant à son aboutissement.
Historique et évolution législative
Les racines historiques de l’abandon d’instance remontent au droit romain qui connaissait déjà la notion de « péremption d’instance ». Le droit français a perpétué cette tradition en l’adaptant aux exigences modernes de célérité judiciaire. L’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 prévoyait déjà une forme de péremption, mais c’est l’ordonnance civile de 1667 qui a véritablement institutionnalisé ce mécanisme.
La réforme majeure intervenue avec le décret du 20 juillet 1972, puis l’adoption du nouveau Code de procédure civile en 1975, a substantiellement modifié le régime de l’abandon d’instance en réduisant notamment le délai de péremption de trois à deux ans. Cette évolution législative témoigne d’une volonté d’accélérer le traitement des affaires civiles.
- Droit romain: première conceptualisation de la péremption
- Ordonnance de 1667: institutionnalisation en droit français
- Décret du 20 juillet 1972: modernisation et raccourcissement du délai
- Code de procédure civile de 1975: régime actuel
Cette évolution historique révèle une tension constante entre deux impératifs: respecter le droit d’accès au juge tout en assurant une gestion efficace du service public de la justice.
Conditions d’application de l’abandon d’instance
L’abandon d’instance pour défaut de diligences obéit à des conditions strictes dont la réunion est nécessaire pour entraîner l’extinction de la procédure. Ces conditions, définies par les articles 386 à 393 du Code de procédure civile, concernent tant les aspects temporels que les comportements procéduraux des parties.
Le délai biennal d’inactivité
L’élément temporel constitue la condition première de l’abandon d’instance. L’article 386 du Code de procédure civile fixe un délai de deux ans pendant lequel l’absence de toute diligence peut entraîner la péremption. Ce délai court à compter du dernier acte de procédure valablement accompli par l’une des parties.
La jurisprudence a précisé les contours de cette notion de délai. Dans un arrêt du 7 mai 2008, la Cour de cassation a rappelé que « le délai de péremption court à compter de la notification de la dernière décision ou du dernier acte de procédure et non de leur date ». Cette solution renforce la sécurité juridique en permettant aux parties de connaître avec certitude le point de départ du délai.
Le délai biennal présente plusieurs caractéristiques essentielles:
- Il s’agit d’un délai préfix, insusceptible d’interruption ou de suspension sauf exceptions légales
- Il s’applique à toutes les instances, y compris celles pendantes devant les juridictions d’appel
- Il est calculé de date à date, conformément aux règles générales de computation des délais procéduraux
La crise sanitaire liée à la Covid-19 a néanmoins conduit le législateur à prévoir une exception temporaire à ce principe d’intangibilité du délai. L’ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020 a institué une prorogation des délais de péremption expirant pendant la période d’état d’urgence sanitaire, illustrant la nécessaire adaptation des règles procédurales aux circonstances exceptionnelles.
L’absence de diligences processuelles
La seconde condition fondamentale réside dans l’absence de tout acte de procédure pendant le délai légal. La notion de « diligence » fait l’objet d’une interprétation jurisprudentielle précise. Pour interrompre le délai de péremption, l’acte doit présenter un caractère positif et manifester la volonté de poursuivre l’instance.
La Cour de cassation a développé une conception exigeante de la diligence interruptive. Dans un arrêt du 17 décembre 2015, la deuxième chambre civile a jugé que « seuls les actes de procédure émanant des parties et manifestant leur volonté de poursuivre l’instance sont de nature à interrompre le délai de péremption ». Ainsi, de simples demandes de renseignements ou des correspondances entre avocats ne constituent pas des diligences suffisantes.
Constituent en revanche des diligences interruptives:
- Les conclusions déposées devant la juridiction
- Les demandes de fixation d’audience
- Les actes d’exécution d’une mesure d’instruction
- Les demandes de renvoi justifiées par une cause légitime
Il convient de noter que les actes émanant de la juridiction elle-même (fixation d’audience, ordonnances de mise en état) n’interrompent pas le délai de péremption. Cette solution, affirmée par la Cour de cassation dans un arrêt du 11 mai 2017, s’explique par le principe dispositif qui gouverne le procès civil: l’impulsion procédurale doit venir des parties et non du juge.
L’absence de causes suspensives ou interruptives légales
Certaines circonstances peuvent suspendre ou interrompre le cours du délai de péremption, faisant obstacle à l’abandon d’instance. L’article 392 du Code de procédure civile dispose que « le délai de péremption est suspendu par l’effet de la force majeure ». Cette cause de suspension, d’interprétation stricte, suppose la réunion des critères classiques de la force majeure: imprévisibilité, irrésistibilité et extériorité.
Le décès d’une partie constitue également une cause légale de suspension du délai, jusqu’à la reprise d’instance par les ayants droit. De même, l’impossibilité d’agir résultant d’un changement dans la représentation d’une partie peut justifier une suspension temporaire.
Ces exceptions au principe de continuité du délai témoignent de la recherche d’un équilibre entre l’impératif de célérité procédurale et le respect des droits de la défense.
Procédure et mise en œuvre de l’abandon d’instance
La mise en œuvre de l’abandon d’instance pour défaut de diligences obéit à un formalisme précis destiné à garantir les droits des parties. Contrairement à certaines sanctions procédurales qui opèrent de plein droit, la péremption d’instance doit être invoquée selon une procédure spécifique.
L’invocation de la péremption
L’article 388 du Code de procédure civile pose un principe fondamental: « La péremption doit être demandée par la partie adverse ». Elle ne peut être relevée d’office par le juge, ce qui distingue ce mécanisme d’autres fins de non-recevoir d’ordre public.
Cette règle s’explique par la nature même de l’abandon d’instance, conçu comme une faculté offerte au défendeur de se libérer d’une procédure dont le demandeur se désintéresse. La jurisprudence considère que cette exigence constitue une garantie procédurale essentielle.
La demande de péremption peut être formée par tout défendeur à l’instance principale ou incidente. Dans un arrêt du 9 juillet 2014, la Cour de cassation a précisé que « la péremption peut être demandée par toute partie à l’encontre de laquelle une prétention est formée ». Cette solution étend la faculté d’invoquer l’abandon d’instance à toute personne ayant intérêt à voir la procédure s’éteindre.
La demande de constatation de la péremption peut intervenir selon deux modalités principales:
- Par voie d’exception, lorsque l’adversaire accomplit une diligence après l’expiration du délai biennal
- Par voie d’action, par la présentation d’une requête ou de conclusions spécifiques
Le formalisme de cette demande reste relativement souple. Un arrêt de la deuxième chambre civile du 18 mars 2004 a jugé qu' »aucune forme particulière n’est exigée pour la demande en péremption d’instance qui peut être présentée par simples conclusions ».
Les obstacles à la constatation de l’abandon
Certaines circonstances font obstacle à la constatation de l’abandon d’instance, même lorsque les conditions de fond sont réunies. L’article 389 du Code de procédure civile prévoit que « la péremption n’est pas acquise si, avant qu’elle soit demandée, il intervient un acte valable de procédure ».
Cette règle, qualifiée de « course à la diligence » par la doctrine, permet au demandeur négligent d’échapper à la sanction s’il accomplit un acte de procédure avant que son adversaire n’invoque formellement la péremption. La Cour de cassation applique strictement cette disposition, considérant dans un arrêt du 5 décembre 2019 que « tout acte de procédure valable accompli avant la demande de péremption fait obstacle à celle-ci, quand bien même le délai de deux ans serait expiré ».
Un autre obstacle réside dans la renonciation tacite à se prévaloir de la péremption. Bien que cette renonciation ne puisse être anticipée, elle peut résulter du comportement du défendeur après l’expiration du délai. Ainsi, le fait de conclure au fond sans invoquer la péremption peut être interprété comme une renonciation, conformément à la jurisprudence constante de la Cour de cassation.
La théorie des fins de non-recevoir d’ordre privé explique ce régime: le défendeur dispose d’une option entre se prévaloir de l’extinction de l’instance ou accepter la poursuite de la procédure sur le fond.
La décision constatant l’abandon d’instance
Lorsque les conditions sont réunies et qu’aucun obstacle ne s’y oppose, le juge constate l’abandon d’instance par une décision qui présente plusieurs caractéristiques notables.
La nature de cette décision a fait l’objet de précisions jurisprudentielles. Dans un arrêt du 14 juin 2018, la Cour de cassation a qualifié la décision constatant la péremption de « jugement mixte », en ce qu’elle statue à la fois sur une question de procédure et met fin à l’instance. Cette qualification détermine les voies de recours ouvertes contre la décision.
Le juge saisi d’une demande de constatation de péremption exerce un contrôle limité à la vérification des conditions légales. Il ne dispose d’aucun pouvoir d’appréciation quant à l’opportunité de constater l’abandon: si les conditions sont remplies, il doit faire droit à la demande.
La décision constatant l’abandon d’instance est susceptible d’appel dans les conditions de droit commun. Toutefois, la jurisprudence limite strictement l’office de la cour d’appel, qui ne peut examiner que les griefs relatifs aux conditions d’application de la péremption, sans pouvoir statuer sur le fond du litige.
Effets juridiques de l’abandon d’instance constaté
La constatation judiciaire de l’abandon d’instance pour défaut de diligences produit des effets juridiques considérables, tant sur la procédure elle-même que sur les droits substantiels des parties. Ces conséquences, précisées par les articles 390 à 393 du Code de procédure civile, illustrent la gravité de cette sanction procédurale.
Extinction de l’instance sans extinction de l’action
L’effet principal de l’abandon d’instance réside dans l’extinction de la procédure en cours. L’article 390 du Code de procédure civile dispose expressément que « la péremption éteint l’instance sans qu’on puisse jamais opposer aucun des actes de la procédure périmée ou s’en prévaloir ».
Cette extinction présente un caractère radical: tous les actes de procédure accomplis dans le cadre de l’instance périmée sont réputés non avenus. Les écritures, conclusions, communications de pièces et autres diligences procédurales perdent toute valeur juridique et ne peuvent être invoqués dans une instance ultérieure.
Toutefois, l’article 388 du même code précise que « la péremption n’éteint pas l’action; elle emporte seulement extinction de l’instance ». Cette distinction fondamentale entre instance et action constitue la clé de compréhension du mécanisme. L’abandon d’instance n’affecte que l’enveloppe procédurale, laissant intact le droit substantiel d’agir en justice.
La jurisprudence de la Cour de cassation confirme cette analyse. Dans un arrêt du 23 novembre 2017, la deuxième chambre civile a rappelé que « la péremption d’instance n’a d’autre effet que d’anéantir la procédure, sans porter atteinte au droit d’action qui peut s’exercer par l’introduction d’une nouvelle instance, sous réserve des règles de prescription ».
Cette distinction produit des conséquences pratiques majeures: le demandeur conserve la faculté d’introduire une nouvelle instance pour faire valoir les mêmes prétentions, à condition toutefois que son action ne soit pas prescrite entre-temps.
Incidences sur les délais de prescription
Si l’abandon d’instance n’éteint pas l’action en droit, il peut néanmoins compromettre gravement son exercice effectif en raison de ses effets sur les délais de prescription. L’article 2241 du Code civil dispose que « la demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ». Cette interruption produit ses effets pendant toute la durée de l’instance.
Cependant, l’article 2243 du même code précise que « l’interruption est non avenue si le demandeur se désiste de sa demande ou laisse périmer l’instance ». Cette disposition cruciale signifie que l’abandon d’instance efface rétroactivement l’effet interruptif de la demande initiale.
La jurisprudence applique rigoureusement cette règle. Dans un arrêt du 3 octobre 2019, la Cour de cassation a jugé que « la péremption d’instance rend non avenue l’interruption de prescription résultant de la demande en justice, de sorte que la prescription est réputée n’avoir jamais été interrompue ».
Les conséquences peuvent être dramatiques pour le demandeur:
- Si le délai de prescription s’est écoulé pendant l’instance périmée, l’action est définitivement prescrite
- Si le délai n’est pas entièrement écoulé, le demandeur ne bénéficie d’aucune computation favorable et doit agir dans le temps restant
- Aucun nouveau délai de prescription ne commence à courir du fait de l’instance périmée
Cette sévérité s’explique par la volonté du législateur de sanctionner effectivement la négligence procédurale, tout en préservant théoriquement le droit d’action.
Sort des mesures provisoires et conservatoires
L’abandon d’instance affecte également les mesures provisoires ou conservatoires qui auraient été ordonnées durant la procédure. L’article 390 alinéa 2 du Code de procédure civile précise que « la péremption emporte extinction de l’instance, sans qu’on puisse jamais opposer aucun des actes de la procédure périmée ou s’en prévaloir ».
La jurisprudence en déduit que les mesures provisoires ordonnées au cours de l’instance périmée deviennent caduques. Ainsi, dans un arrêt du 7 juillet 2011, la première chambre civile de la Cour de cassation a jugé que « la péremption d’instance entraîne la caducité de la décision de référé ayant ordonné une mesure d’instruction ».
Cette solution s’applique à diverses mesures:
- Expertises judiciaires ordonnées in futurum
- Mesures provisoires en matière familiale
- Saisies conservatoires
- Désignations de séquestres
Toutefois, certaines mesures échappent à cette caducité automatique. La jurisprudence considère que les mesures autonomes, fondées sur un titre exécutoire indépendant de l’instance périmée, survivent à l’abandon. Tel est le cas des hypothèques judiciaires définitives, comme l’a jugé la Cour de cassation dans un arrêt du 12 janvier 2012.
Répartition des dépens
L’article 391 du Code de procédure civile règle spécifiquement la question des dépens en cas d’abandon d’instance. Il prévoit que « les dépens de l’instance périmée sont supportés par celui qui a introduit cette instance ».
Cette règle déroge au principe général selon lequel les dépens suivent le sort du litige. Elle traduit l’idée que le demandeur, responsable de l’impulsion procédurale, doit assumer les conséquences financières de sa négligence.
La jurisprudence interprète strictement cette disposition. La Cour de cassation considère qu’elle s’applique même lorsque la partie adverse a contribué à l’inertie procédurale, dès lors qu’elle n’avait pas l’obligation d’accomplir des diligences.
Les dépens mis à la charge du demandeur comprennent l’ensemble des frais énumérés à l’article 695 du Code de procédure civile, notamment les frais de greffe, d’expertise, de traduction et les indemnités des témoins.
Stratégies procédurales et prévention de l’abandon d’instance
Face aux conséquences potentiellement graves de l’abandon d’instance, les praticiens du droit développent des stratégies tant offensives que défensives. La maîtrise de ce mécanisme procédural permet d’en tirer parti ou de s’en prémunir selon la position procédurale occupée.
Vigilance et suivi des procédures pour le demandeur
Pour le demandeur à l’instance, la prévention de l’abandon constitue un impératif absolu. Cette vigilance procédurale implique la mise en place d’outils de suivi rigoureux des dossiers contentieux.
L’établissement d’un calendrier procédural précis, incluant des alertes automatiques avant l’expiration du délai biennal, représente une mesure préventive essentielle. Les cabinets d’avocats utilisent désormais des logiciels de gestion permettant d’identifier les dossiers à risque.
En cas d’impossibilité d’avancer significativement dans la procédure, l’accomplissement de diligences interruptives régulières constitue une pratique recommandée. Ces actes, même formels, permettent de maintenir l’instance en vie. Le praticien avisé privilégiera des diligences dont le caractère interruptif est clairement reconnu par la jurisprudence:
- Dépôt de conclusions même réitératives
- Demandes formelles de fixation d’audience
- Communication de pièces complémentaires
- Consignation spontanée pour expertise
En matière d’expertise, une vigilance particulière s’impose. La Cour de cassation considère que l’inaction de l’expert n’exonère pas les parties de leur devoir de diligence. Dans un arrêt du 15 juin 2017, la deuxième chambre civile a rappelé que « les parties doivent veiller à la bonne exécution des mesures d’instruction et accomplir les diligences nécessaires pour éviter la péremption de l’instance ».
Lorsque le risque de péremption apparaît inévitable, le demandeur peut envisager un désistement d’instance volontaire. Cette stratégie lui permet de maîtriser les effets de l’extinction de l’instance, notamment en choisissant le moment optimal pour réintroduire l’action avant l’expiration du délai de prescription.
Exploitation tactique de l’inertie adverse pour le défendeur
Pour le défendeur, l’abandon d’instance représente une opportunité procédurale qu’une stratégie bien conçue peut exploiter. L’identification des dossiers où le demandeur manifeste peu de diligence constitue la première étape de cette approche.
Contrairement à une idée reçue, la stratégie optimale ne consiste pas nécessairement à invoquer immédiatement la péremption dès l’expiration du délai biennal. La jurisprudence reconnaît au défendeur la faculté d’attendre le moment le plus favorable, notamment lorsque la prescription de l’action au fond est sur le point d’être acquise.
Cette tactique d’attente calculée présente toutefois un risque: celui de voir le demandeur accomplir une diligence tardive mais efficace. Pour limiter ce risque, le défendeur vigilant évitera tout comportement pouvant être interprété comme une renonciation tacite à se prévaloir de la péremption.
L’invocation de l’abandon d’instance doit faire l’objet d’une formalisation soignée. Bien qu’aucune forme particulière ne soit exigée, la pratique recommande de présenter cette demande:
- Par conclusions distinctes et préalables à toute défense au fond
- En caractérisant précisément le délai écoulé depuis la dernière diligence
- En sollicitant expressément la constatation de la péremption avant tout examen du fond
Cette stratégie défensive peut s’avérer particulièrement efficace dans les contentieux complexes où le demandeur pourrait éprouver des difficultés à reconstituer son dossier en cas de nouvelle instance.
Conventions procédurales et aménagements conventionnels
Entre ces positions antagonistes, les parties peuvent envisager des solutions négociées pour aménager le risque d’abandon d’instance. Ces mécanismes conventionnels s’inscrivent dans le mouvement plus large de contractualisation de la procédure civile.
L’article 392 du Code de procédure civile prévoit que « les parties peuvent convenir que le délai de péremption sera suspendu ». Cette disposition ouvre la voie à des accords procéduraux permettant de neutraliser temporairement le mécanisme d’abandon.
Ces conventions suspensives présentent un intérêt pratique dans plusieurs situations:
- Pendant des négociations transactionnelles
- Durant l’attente d’une décision dans une instance connexe
- Lors de difficultés temporaires affectant l’une des parties
La jurisprudence reconnaît la validité de ces accords sous réserve qu’ils respectent certaines conditions de forme et de fond. Dans un arrêt du 24 mai 2018, la Cour de cassation a précisé que « la convention suspensive du délai de péremption doit être expresse et ne peut se déduire du comportement des parties ».
À défaut d’accord sur une suspension totale, les parties peuvent recourir à des calendriers de procédure conventionnels prévoyant des diligences périodiques minimales. Ces accords, entérinés par le juge, permettent d’organiser le rythme procédural tout en prévenant le risque d’abandon.
Ces pratiques conventionnelles illustrent la dimension pragmatique que peut revêtir la gestion du contentieux civil, au-delà des antagonismes procéduraux traditionnels.
Perspectives d’évolution et enjeux contemporains de l’abandon d’instance
Le mécanisme d’abandon d’instance pour défaut de diligences, bien qu’ancien dans ses principes, fait face à des défis contemporains qui interrogent son adaptation aux réalités actuelles de la justice civile. Ces enjeux concernent tant l’efficacité du dispositif que sa cohérence avec les évolutions plus larges du système judiciaire.
Digitalisation de la justice et impact sur la notion de diligence
La transformation numérique de la justice civile modifie profondément les modalités d’accomplissement des actes de procédure. Le développement de la communication électronique entre les juridictions et les auxiliaires de justice, consacrée par les articles 748-1 et suivants du Code de procédure civile, soulève des questions inédites quant à la qualification des diligences interruptives.
La dématérialisation des procédures, accélérée par la mise en place du Portail du justiciable et de la plateforme e-Barreau, transforme la nature même des actes procéduraux. Les échanges électroniques, consultations de dossiers en ligne et autres opérations virtuelles constituent-ils des diligences au sens de l’article 386 du Code de procédure civile?
La jurisprudence commence à apporter des réponses nuancées à cette question. Dans un arrêt du 9 septembre 2021, la Cour de cassation a considéré que « la simple consultation du dossier électronique par l’avocat, sans accomplissement d’un acte positif de procédure, ne constitue pas une diligence interruptive du délai de péremption ». Cette solution restrictive privilégie la matérialité de l’acte sur sa virtualité.
À l’inverse, les conclusions électroniques régulièrement déposées via les plateformes officielles sont pleinement reconnues comme des diligences valables. L’horodatage électronique offre d’ailleurs une sécurité accrue quant à la preuve de l’accomplissement de ces actes dans les délais requis.
Cette évolution technologique pourrait conduire à une redéfinition des critères d’identification des diligences processuelles, en intégrant davantage la finalité des actes que leur formalisme traditionnel.
Abandon d’instance et gestion des flux judiciaires
Dans un contexte d’engorgement chronique des juridictions, l’abandon d’instance constitue un outil de régulation des flux contentieux dont l’efficacité mérite d’être évaluée. Les statistiques judiciaires révèlent que la péremption demeure un mode minoritaire d’extinction des instances, loin derrière les désistements volontaires et les transactions.
Plusieurs facteurs expliquent cette relative marginalité:
- La professionnalisation accrue de la gestion des dossiers contentieux
- L’informatisation des systèmes d’alerte dans les cabinets d’avocats
- La généralisation des calendriers de procédure contraignants
Paradoxalement, le mécanisme d’abandon d’instance pourrait gagner en importance avec l’allongement des délais judiciaires. Les rapports successifs sur l’état de la justice civile soulignent l’accroissement préoccupant des délais de traitement, créant mécaniquement un risque accru de péremption pour les dossiers insuffisamment suivis.
Certaines juridictions expérimentent des pratiques innovantes associant la détection précoce des instances susceptibles d’abandon et des incitations aux parties à régulariser leur situation procédurale. Ces initiatives s’inscrivent dans une logique de prévention plutôt que de sanction.
La question de l’opportunité d’une réforme du délai biennal se pose régulièrement. Certains praticiens plaident pour son allongement face à la complexification des procédures, tandis que d’autres défendent au contraire son raccourcissement pour accélérer le traitement des contentieux. Ce débat illustre la tension permanente entre célérité judiciaire et respect des droits procéduraux.
Harmonisation européenne et influence du droit comparé
L’intégration juridique européenne et la circulation accrue des modèles procéduraux interrogent la singularité du système français d’abandon d’instance. Une approche comparatiste révèle la diversité des solutions retenues par les différents systèmes juridiques européens.
Le droit allemand connaît l’institution du « Ruhen des Verfahrens » (suspension de la procédure), qui permet une mise en sommeil conventionnelle de l’instance sans risque d’extinction automatique. Le système italien prévoit quant à lui une « estinzione del processo » plus rigoureuse que le mécanisme français, avec un délai de péremption plus court de six mois à un an selon les procédures.
Les travaux d’harmonisation européenne, notamment ceux de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ), s’intéressent aux mécanismes de gestion des instances dormantes comme facteur d’efficacité judiciaire. Sans proposer d’uniformisation contraignante, ces travaux encouragent l’échange de bonnes pratiques entre systèmes nationaux.
L’influence du modèle anglo-saxon de « case management » se fait également sentir, avec une responsabilisation accrue du juge dans la détection et le traitement des instances inactives. Cette approche plus interventionniste contraste avec la tradition française laissant l’initiative principalement aux parties.
Ces influences croisées pourraient conduire à une évolution progressive du régime français de l’abandon d’instance, intégrant davantage d’éléments de flexibilité et de proportionnalité dans l’application des sanctions procédurales.
Au terme de cette analyse, l’abandon d’instance pour défaut de diligences apparaît comme un mécanisme à la croisée des chemins. Institution traditionnelle du droit processuel français, elle doit s’adapter aux transformations profondes de la justice civile tout en préservant sa fonction régulatrice. Son évolution future dépendra de sa capacité à concilier les impératifs parfois contradictoires d’efficacité judiciaire, de sécurité juridique et de protection des droits procéduraux des justiciables.